Politique

Comment l’entreprise capitaliste façonne-t-elle la société à son image ?

Marchandisation totale, émergence de mentalités de consommateurs, dénaturation des mots… L’entreprise calque ses idéaux à travers le monde afin de créer et renforcer sa culture de la performance immédiate.

Pour s’enraciner et asseoir son hégémonie, le capitalisme a dû mener une bataille des idées et une conquête des esprits. Autrement dit, imposer sa culture, désormais diffuse et intériorisée : ayons des « projets », soyons « productifs », « efficaces », ou ne soyons pas. Le travail a sans doute été l’une des premières terres colonisées. Si central dans nos vies, n’est-il pas devenu un simple outil d’accumulation de richesses ? Halte à la production nécessaire, utile, à la création. Le sacre du travail-marchandise a bien eu lieu. Ce phénomène a été analysé par le juriste Alain Supiot dans Le travail n’est pas une marchandise, Contenu et sens du travail au XXIe siècle, transcription de sa leçon de clôture prononcée le 22 mai dernier au Collège de France. Il y défend que « le capitalisme s’est appuyé sur différents montages juridiques pour développer une marchandisation de tout ce qui pouvait revêtir une valeur financière, y compris le travail : la notion de marché du travail repose ainsi sur une fiction juridique, que l’on a de plus en plus tendance à prendre pour une réalité ».

Alain Supiot appelle cela le « Marché total ». Érigé en valeur péremptoire, ce totalitarisme féconde une culture de la concurrence à laquelle il est difficile d’échapper. « La rivalité est le fondement de l’économie de marché » , rappelle François Lévêque, professeur d’économie à Mines Paris tech. Il n’y a qu’à visiter la site de la Chambre du commerce et d’industrie de Paris Ile-de-France, chantre du « développement de la culture de la concurrence ». Ou lire des articles, dont celui du journal Le Maroc publié en février 2020 : « Le Maroc est sur la bonne voie en matière de promotion de la culture de la concurrence ».

Dans le livre III du Capital, Karl Marx observait que « dès que le nouveau mode de production commence à se répandre, fournissant ainsi la preuve effective que ces marchandises peuvent être produites à meilleur compte, les capitalistes qui travaillent aux anciennes conditions de production sont obligés de vendre leur produit au-dessous de leur prix de production total, parce que la valeur de cette marchandise a baissé, et que le temps de travail requis chez eux pour sa production est supérieur au temps de production social. En un mot – ce phénomène est un effet de la concurrence – il leur faut également adopter le nouveau mode de production. » La productivité impose son rythme, ses mutations. Une personne créant sans produire de valeur mercantile, autrement dit insuffisamment productive, meurt donc sur le marché, déclarée inutile à la société.

Des mentalités de consommateurs

En pareil engrenage, les travailleurs sont confrontés à plusieurs défis. Dans son livre La culture du nouveau capitalisme, Richard Sennet en cite trois : « accepter un nouveau rapport au temps, qui consiste principalement à savoir vivre à court terme en migrant sans cesse d’une tâche, d’un emploi ou d’un lieu de travail à l’autre ; être à même d’acquérir sans cesse de nouvelles compétences — bref, présenter un potentiel plutôt qu’un savoir-faire approfondi ; et enfin être capable de “laisser filer le passé”, tenir pour négligeable les expériences antérieures. »

Des comportements induits par obligation professionnelle, reproduits dans les activités hors des champs du travail. « C’est en fait la mentalité du consommateur, dont l’avidité pour la nouveauté a été largement cultivée par les têtes pensantes du marketing », ce que l’auteur appelle « modernité liquide », une modernité où le capitalisme asservit les individus et forme leur pensée pour servir ses intérêts : attraction pour la nouveauté, « passion dévorante », au détriment du métier, de l’utilité et d’un récit de vie progressif à la temporalité différente de celle de la production/consommation.

L’économie au détriment de la vie de la cité

Exister socialement revient-il à produire de la valeur (par le travail, par la consommation) ? Dans nos États modernes, la place du travail a tracé une frontière naturelle entre emploi (et donc production de richesses) et participation aux décisions, à la chose publique. D’une part, la professionnalisation de la politique (apparue à la fin du XIXe siècle, durant la révolution industrielle qui impliquait la mobilisation massive d’ouvriers) a entériné la « monopolisation de la vie des activités politiques », selon le politiste Daniel Gaxie. La « participation » se réduit le plus souvent à une information et à une consultation d’un nombre réduit de citoyens volontaires, sans réel pouvoir de décision. Les rares possibilités d’initiatives des citoyens sont soigneusement encadrées, comme on le voit de manière caricaturale avec le « référendum d’initiative partagée ». En témoigne le simulacre de « grand débat » organisé en janvier 2019 en réponse au mouvement des Gilets jaunes. Mais les capitalistes adeptes du « travailler plus », à l’instar du Medef qui demandait au début du mois d’avril à ce que les salariés travaillent plus pour relancer l’économie, sont bien loin des considérations de démocratie participative.

« Une personne créant sans produire de valeur mercantile, autrement dit insuffisamment productive, meurt donc sur le marché, déclarée inutile à la société. »

L’impératif économique aurait-il pris le pas sur la possibilité de participer à la vie de la cité ? Si la chose paraît banale (n’est-ce pas le propre d’une culture ?), elle perd en évidence au regard de l’histoire. Les Athéniens dénonçaient déjà le fait que l’économie sape l’énergie nécessaire à la politique. Si le commerce y était important, le travail des mines était presque exclusivement réservé aux esclaves. Le travail salarié était perçu comme une entrave à la liberté. « Le citoyen peut être artisan ou commerçant. Mais l’activité agricole est jugée la plus noble. Les dirigeants athéniens vivent d’ailleurs pratiquement tous des revenus de l’agriculture. Ils réalisent ainsi l’idéal des citoyens : être propriétaire, libéré de tout travail productif, pour se consacrer aux affaires de la cité. » explique l’historien Gérard Vindt.

« Self made man », « progrès » : les mots travestis du capitalisme

Quoi de plus culturel que le langage ? De plus aliénant que des mots détournés épousant les formes de l’entreprise, du capitalisme, même lorsque celles-ci ne s’ancrent dans aucune réalité de terrain ? Plusieurs de ces notions sont devenues des repères. Dans cette réalité parallèle, seuls les perdants (ou les réactionnaires) ne plongent pas allègrement dans le moule des idéaux libéraux ; « ceux qui ne sont rien » selon les mots d’Emmanuel Macron. Ce dernier incarne parfaitement l’un des grands mythes sémantiques de notre temps : celui du self made man. Le jeune banquier charismatique et déterminé a porté sa réussite à bout de bras. Toute explication sociologique, philosophique, sociale est évacuée. Ainsi, notre président n’aurait pas été porté par de grands éditorialistes (Jacques Attali, Christophe Barbier, Ruth Elkrief, etc.), des unes médiatiques flatteuses (« Faites ce que vous voulez mais votez Macron » titrait Libération en 2017 à quelques jours de l’élection présidentielle), ni financé par de riches hommes d’affaires voyant en lui quelque relais d’influence (François-Aïssa Touazi, gestionnaire de milliards d’euros d’actifs ayant contribué au déblocage du financement de la campagne d’Emmanuel Macron ; ou Alexandre Djouhri, homme d’affaires mis en examen dans l’affaire du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy). Il en va de même pour les entrepreneurs, faits de facto héros modernes : Steve Jobs, parti de rien, nous a laissé le plus beau cadeau qui soit : l’iPhone ; Elon Musk le visionnaire nous enverra dans l’espace, et autres startupeurs révolutionnaires qui feront le monde de demain, même si leur but est bien souvent de faire grossir leur entreprise avant de la revendre à une multinationale.

La philosophe et professeure à Paris 1 Chantal Jacquet pointe du doigt « ce fameux rêve américain qui hante l’imaginaire et invite à croire que tout homme peut faire fortune grâce à son travail et son courage ». Selon R. Wilkinson et K. Pickett, ce rêve américain est un fantasme puisque les États-Unis sont le pays occidental où, en raison des inégalités, la mobilité sociale est la plus faible. Chantal Jacquet considère que « cette croyance repose sur une connaissance mutilée, parce qu’elle contemple un effet en ignorant ses causes. L’appel au génie, à l’ambition ou la volonté comme autant de qualités innées n’est bien souvent que le masque glorieux sous lequel se dissimule l’ignorance (…) En somme, une pensée de la complexion récuse toute posture héroïque en décentrant le self-made-man de lui-même pour restituer le concours de causes intérieures et extérieures ».

Ce cruel déni de complexité s’exprime aussi à travers la fable du « progressisme », déshabillé, travesti, puis brandi comme synonyme de réformes libérales à l’instar des lois Macron, El Khomri, de la réforme de l’assurance chômage, des retraites, etc. Le titre du livre des anciens conseillers d’Emmanuel Macron, Ismaël Emelien et David Amiel, Le progrès ne tombe pas du ciel (2019), illustre bien ce conte moderne. Sans définir le mot, les auteurs balaient d’un coup de plume les progrès sociaux et environnementaux. Comment ne pas réveiller George Orwell et ses blanket words (mots couvertures), mots valises qui forment et dirigent la pensée commune ? Le capitalisme l’a compris : pour se perpétuer, il ne peut se contenter de rester confiné en entreprise et de se déployer dans la sphère économique. Il doit tout modeler : le travail, le temps, les mentalités et les mots. Il en va de sa survie.

Maïlys Khider

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3 réponses »

  1. J’ai été étonné de lire dans cet article une tentative de théorisation du travail ou encore du temps ou du poids de l’économie à l’ère capitaliste et des choses qui me semblent intéressantes comme :  » le capitalisme s’est appuyé sur différents montages juridiques pour développer une marchandisation de tout ce qui pouvait revêtir une valeur financière, y compris le travail : la notion de marché du travail repose ainsi sur une fiction juridique, que l’on a de plus en plus tendance à prendre pour une réalité » et plein d’autres, sans que soit évoquée l’école de la critique de la valeur.

    Dans le 1er chapitre du capital, Marx explique que le capitalisme est un phénomène total dont le but n’est pas la création de richesses mais la création de valeur. Il parle à ce sujet de « fétichisme de la marchandise » car les hommes se socialisent, entrent en relation les uns avec les autres, d’abord pour créer de la valeur et le « travail abstrait », la part du travail qui créer cette valeur, devient le but de tous les emplois du monde, et de « sujet automate » car cette création de valeur devient le moteur de l’action des hommes qui n’agissent plus qu’en « son nom ».
    On ne vous embauchera pas pour faire des « tee-shirts », mais pour faire de la valeur avec des « tee-shirts », le produit créé, la « marchandise », n’est que le support de la valeur, qui est le vrai but de la production et donc du travail et donc de la socialisation, d’où le « fétichisme de la marchandise » car la valeur, pas plus que Dieu, n’a d’existence réelle, elle n’est qu’une idée, un « fétiche » auquel les hommes se raccrochent et auquel ils « consacrent »/ »sacrifient » leurs vies.

    Je suis étonné qu’aucun des auteurs cités pas plus que l’auteur de l’article ne connaisse l’école de la critique la valeur et sa vision du travail, du temps ou de l’économie, ne connaisse Robert Kurz, Anselm Jappe, ou Norbert Trenkle, Ernst Lohoff, Moishe Postone…, ni le site palim-psao, ni aucune de leur théories sur les sujets abordés.

    J’espère que mon post les incitera à aller faire un tour sur le site « palim-psao » et à lire les auteurs dont je parle plus haut.

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